Chapitre 1

Le trouble des bidonvilles

On ne peut parler des bidonvilles sans y aller faire un tour, ce que propose le premier chapitre. Il s’agit d’opérer d’entrée un renversement : de considérer « en premier lieu », si on peut dire, le trouble (« l’événement », titre de la première partie de la thèse) qui survient dans la ville lorsqu’un bidonville s’installe.

Entre 2003 et 2005, je m’installe à Bucarest pour réaliser deux terrains ethnographiques en périphérie de la capitale roumaine. J’apprends à parler le roumain et je reviens à Lyon en milieu d’année 2005. J’intègre l’ONG Médecins du Monde (MdM) sur cette compétence linguistique, afin de traduire durant les visites et consultations sur le terrain, à la rencontre des occupants des bidonvilles et des squats.

Je réalise mes premières interventions avec des équipes de médecins et infirmiers ou avec une collègue assistante sociale dans les derniers mois de l’année 2005 et jusqu’au milieu de l’année 2006. Je passe beaucoup de temps sur un des bidonvilles vers lequel nous concentrons notre attention en raison des conditions de vie difficiles des familles qui l’occupent. Nous l’appelons le « bidonville de Kruger ». Je traduis également dans d’autres lieux squattés de l’agglomération. Mon impression est souvent la même. Ce sont des lieux qui déplacent et dérangent des repères connus, notamment dans cet environnement « naturel » qu’est la ville, que nous traversons pour nous rendre dans ces enclaves où nous évoluons non sans mal.

Cette activité de traduction avec MdM me permet d’aborder un sujet qui m’apparaît vaste et indéterminé, alors que je fais la connaissance des squats et bidonvilles, de leurs occupants roms roumains, et de la complexité de l’ensemble de ces situations d’occupation, où se rencontrent l’urgence des interventions, la souffrance et la misère, les enjeux politiques et médiatiques et bientôt l’engagement personnel qui est le mien comme celui de mes collègues et de beaucoup des intervenants de terrain. Il se trouve que ces premières expériences vont me faire entrer dans un parcours de plus de dix années de travail (travail de recherche et activité professionnelle) sur ce même sujet.

Je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas comprendre toute la complexité de cet ensemble, qui se compose autour de la présence de ces bidonvilles occupés par des roms, sans faire l’expérience de ces espaces, qui est une expérience troublante, pour le moins. C’est ce « trouble fondateur », selon les mots d’Eric Chauvier1, qu’il convient d’interroger comme un point de départ. Pénétrer dans un bidonville, y évoluer et y intervenir n’est en rien une expérience banale. La présence d’un bidonville en ville n’est pas sans incidence sur une multitude d’acteurs mais aussi de « choses » que l’on pense souvent comme inertes: le quotidien de tout un quartier est transformé, comme le sont aussi les décisions des élus qui en sont responsables, le quotidien des voisins qui sont observateurs, parfois aussi victimes de ce qu’ils considèrent comme des « nuisances », les lignes de bus qui voient de nouveaux « habitués » laisser une odeur qu’on pourrait dire être une odeur de feu de bois, enfin même les éléments les moins « vivants », les plus statiques, se transforment à leur tour, comme cette façade d’immeuble attenant à un bidonville qui noircit progressivement par endroit à cause de la fumée des cheminées des cabanes du terrain.

De la même manière, l’environnement (qui) trouble du bidonville « agit » sur la situation dans son ensemble. Il est un lieu où on ne retrouve pas aisément ses repères, le cadre normal de la ville et de la « condition urbaine » selon l’expression de Olivier Mongin2, en premier lieu le cadre sensible, les sons, les odeurs, les matériaux et les textures, les manières d’y déambuler et de rencontrer ceux qui y habitent. Richard Sennett a montré la pauvreté sensorielle de la ville qui est selon lui une de ces protections contre le désordre « et le risque de sentir la présence d’éléments allogènes3. »

Un bidonville est en ce sens un lieu difficile d’accès à cause de ce que James C. Scott appelle les « frictions du terrain4 ». Ce qui est vécu comme des « obstacles » concrets n’entrave cependant pas seulement la progression physique mais rend aussi difficile la compréhension du terrain jusqu’à la connaissance de ceux qui l’habitent. Le bidonville est difficilement compréhensible dans sa forme qui est cependant aussi « forme de pensée5 ». S’en devient une ville « bidon » avec laquelle on n’entretient qu’un rapport dérisoire, c’est-à-dire pris difficilement en considération et à qui on dénie le sens et la possibilité. Le bidonville apparaît alors comme un « événement » imprévu et impossible qui trouble et défait les règles de ce qui est habituel et conforme dans notre rapport à la ville. Ce trouble va être aussi le trouble de la situation dans son ensemble, de l’intervention des pouvoirs publiques à la réaction de l’opinion publique en passant par l’intervention de travailleurs sociaux ou encore la décision d’expulsion du juge d’instance, etc. Il faut éviter l’évidence avec laquelle on parle du bidonville comme d’un « lieu commun ». On passe ainsi à côté du trouble qui affecte le rapport que nous entretenons avec cet espace qui déconcerte avant toute autre chose.

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Notes

1. Eric Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire. Une conversion du regard, Toulouse, Anacharsis, 2011. Retour au texte

2. Olivier Mongin, La condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005. Retour au texte

3. Richard Sennett, La chair et la pierre. Le corps et la ville dans la civilisation occidentale, Paris, Les Editions de La Passion, 2002, p. 16. Retour au texte

4. James C. Scott, Zomia. Ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013, notamment p. 175 et suivantes, en particulier p. 223-226. Retour au texte

5. François Laplantine précise: « La question du sens n’existe pas indépendamment des formes. Or les formes (cinématographiques, chorégraphiques, théâtrales, musicales, architecturales) sont des formes de pensée. » François Laplantine, Son, images, langage. Anthropologie esthétique et subversion, Paris, Beauchesne, 2009, p. 36. Retour au texte