Chapitre 3

Le bidonville de la Soie

Durant la première moitié de l’année 2007 se déroule sur le dénommé « bidonville de la Soie » une première tentative de résorption de ce gros bidonville de près de 600 personnes, terrain d’une certaine expérimentation qui est d’abord celle de l’examen du « bon vouloir » de ses occupants. Ce troisième chapitre inaugure la deuxième partie de la thèse, qui documente et interroge « l’ambition » de reprise de contrôle sur le terrain de ces occupations.

A la fin de l’année 2006, un bidonville à l’orée du quartier de la Soie à Villeurbanne « fait événement ». S’y abritent près de 600 personnes et son ampleur est à l’égal du trouble qu’il suscite. Une procédure d’expulsion est engagée et le tribunal donne quelques mois de délai aux occupants, qui sont des roms roumains, avant leur expulsion, renvoyée au début de l’année 2007. Le passage à 2007 est marqué par l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne, si bien qu’avec également l’insistance des associations militantes qui ne peuvent se résoudre à une expulsion sans proposition alternative pour les occupants, la préfecture accepte de mener un travail d’examen des situations individuelles de ces familles qui doivent pouvoir montrer leur « capacité d’intégration ».

Entre février et juillet 2007, le « bidonville de la Soie », ainsi dénommé, est le terrain d’un travail tout-à-fait original pour une part: il n’y a jamais vraiment eu par le passé un tel investissement de l’État sur le terrain des bidonvilles et en faveur des roms (car les deux aspects coexistent ici); d’autre part, ce travail montre sa nouveauté par le fait qu’une question est posée et qu’il s’agit d’évaluer la possibilité de « l’intégration » des occupants qui n’est d’abord qu’une hypothèse. La possibilité est celle de bénéficier d’une prise en compte individuelle et d’une aide pour « s’intégrer » (par un accès au logement ou à l’hébergement, à l’emploi, à la santé, etc.) L’hypothèse est celle qui interroge la capacité des occupants du bidonville à se conformer aux conditions de cette aide et de cette prise en compte. La situation des occupants du bidonville, qui forment ainsi une masse multiple et indéterminée, requiert donc un « examen »: « L’examen, précise Michel Foucault, combine les techniques de la hiérarchie qui surveille et celles de la sanction qui normalise. Il est un regard normalisateur, une surveillance qui permet de qualifier, de classer et de punir. Il établit sur les individus une visibilité à travers laquelle on les différencie et on les sanctionne1. »

Ce qui se trame là n’est pas tout-à-fait un « dispositif de discipline » au sens que lui donne Foucault mais c’est au moins une réponse, sous une forme nouvelle, à « l’événement » et qui instaure des conditions pour une vérification nécessaire. Il s’agit de vérifier si les occupants peuvent ou non « s’intégrer », ce qui passe par l’examen de la volonté des personnes de s’intégrer, et qui produit, par l’effet d’un renversement, un sujet-acteur désigné comme responsable de « sa » situation, à qui on peut alors exiger qu’il fasse un choix (le choix de s’intégrer ou non). Après la fabrication d’un sujet responsable et autonome, il s’agit de fabriquer un objet clair et stable pour procéder à la mesure et documenter une situation objective et « lisible » (James C. Scott).

On peut ainsi entendre par s’intégrer, d’une manière très large, l’effort pour rejoindre au mieux « des signes d’appartenance à un corps social homogène2 ». Sans oublier que la notion, explique Dominique Schnapper, « porte à la fois sur l’intégration des individus à la société et sur l’intégration de la société dans son ensemble3, c’est-à-dire que l’intégration est un processus à double sens, mais aussi à double contraintes: il faut s’intégrer en se conformant. Sans cela, c’est la sanction, comme c’est finalement le cas pour les occupants du bidonville qui sont expulsés de manière prématurée le premier jour du mois d’août 2007: « Est pénalisable, nous dit Foucault, le domaine indéfini du non-conforme4 ». L’intention de ce chapitre est de montrer comment est investi, au travers de l’examen de la situation du bidonville de la Soie dans les premiers mois de 2007, ce champ indéfini, indéterminé, du non-conforme.

Aller au chapitre 4 ou revenir au plan de la thèse.

Notes

1. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 217. Retour au texte

2. Ibid., p. 216. Retour au texte

3. Dominique Schnapper, Qu’est-ce que l’intégration?, Paris, Gallimard, 2007, p. 16. Retour au texte

4. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 210. Retour au texte