Texte de ma présentation en soutenance

J’ai soutenu ma thèse de doctorat d’anthropologie le 29 janvier 2015. Ca commence à faire un moment, mais j’ai récemment retrouvé le texte de ma présentation, que je copie ici intégralement. J’ai suivi ce texte pour présenter mon travail en début de soutenance, pendant environ 20 minutes. Vous excuserez donc le style « oral », puisqu’il s’agissait bien de ça, et ce qu’il a de très imparfait.

Pour accompagner la lecture de ce texte, je vous renvoie évidemment vers l’explication de ma démarche, la présentation de la thèse et les résumés de ses différentes parties et chapitres.

La présentation orale de mon travail

Bien, alors merci beaucoup de me donner la parole. Je suis très ému et très honoré de l’attention que vous avez déjà bien voulu porter à mon travail et de l’attention de nouveau que vous m’accordez pour cette présentation.

Je me suis intéressé dans ce travail au regard porté sur la situation des bidonvilles de roms.

J’ai voulu questionner la manière de caractériser cette situation, notamment lorsque l’on souhaite mettre en œuvre des actions pour transformer et améliorer ces situations, mais peut-être aussi, puisque c’est un travail réflexif pour une part, lorsqu’on souhaite produire de la connaissance sur cette situation.

Cette question me vient d’une longue expérience de terrain.

J’ai moi-même fait partie des acteurs de cette situation. Depuis 2005, j’ai été successivement traducteur, travailleur social, médiateur, « fixeur » pour un journaliste, chargé de mission de coopération en Roumanie.

La langue roumaine a été l’outil principal de cet investissement sur ce terrain.

J’ai créé une proximité forte avec « ce terrain-là », en le traversant pendant près de dix années maintenant sans être toujours à la même place.

On parle de terrain « multi-situé ». Mais il faut ajouter la notion « d’observateur multi-situé ».

En tous les cas c’est cette expérience, ce terrain qui m’a induit la question qui traverse et évolue dans ce texte.

Ce qui se présente systématiquement sur ce terrain, c’est qu’à l’installation d’un bidonville de roms, on ne questionne que la présence des roms. « Les roms, qui sont-ils, que veulent-ils ? »

On surdétermine cette présence et on fait de la situation du bidonville une situation spécifique, mais surtout une situation spécifique aux roms.

Le bidonville sort du commun. Et on ne questionne plus les outils pour l’intervention ou les méthodes d’intervention.

Donc la question de la caractérisation de la situation, c’est aussi l’enjeu des incidences de voir la situation comme spécifique ou au contraire plutôt commune (c’est-à-dire appartenant au commun, au collectif).

La situation est-elle spécifique aux roms ou bien a-t-elle tout de commun avec n’importe quelle autre situation difficile dans la cité ?

Si on intervient, sur quoi doit-on agir ?

Si on fait de la recherche, qu’est-ce qu’on doit interroger ? qu’est qu’on doit « objectiver » ?

Le danger aussi bien sûr, c’est la question des responsabilités. Un bidonville serait-il de la responsabilité de ses occupants ? Ont-ils les moyens de faire autrement ? Est-ce dans leur culture ?

On en arrive à une équivoque que j’ai voulu faire apparaître dès le titre : « Les ingouvernables » : est-ce que c’est une manière de caractériser des personnes pour lesquels on n’a pas encore de solution ou bien est-ce que ce sont des ingouvernables qui ne veulent pas être gouvernés ?

L’hypothèse que j’ai formulée, c’est de penser que la situation n’est pas spécifique aux roms.

Autrement dit, je n’ai pas souhaité proposer un travail de folklore (qui présuppose un travail sur des différences et exclu le chercheur de l’étude) mais un travail sur un objet transversal (qui présuppose un travail sur le commun et inclus le chercheur dans l’étude).

Donc j’ai utilisé le mot « rom » de manière non spécifique, plutôt cette manière commode de parler, certainement dans un premier paradoxe de ceux qu’on ne connaît pas… !

J’ai voulu rendre compte de ce questionnement en en conservant la chronologie dans un certain paradoxe (ou un paradoxe certain) :

J’ai souhaité conserver au mieux la mise en question, la progression de la compréhension, les éléments qui manquent au début et surviennent ensuite de manière imprévue ;

Mais j’ai aussi voulu rendre compte d’une répétition, c’est ce qui est d’un certain paradoxe avec la chronologie puisqu’il y a presque un mouvement circulaire, on en revient à la fin à la situation initiale d’une certaine manière et on ne s’en sort pas vraiment.

Ca c’est important, c’est aussi le sens de la réflexion et le fait que ce n’est pas un travail qui s’est voulu conclusif et résolutif.

J’ai voulu plutôt montrer à quelle point, sur le terrain, la situation peut très souvent apparaître chaotique, embrouillée, compliquée, entravée. Et que se répète aussi la déception et l’échec.

Donc je veux revenir rapidement maintenant sur cette chronologie.

J’ai proposé un plan en trois parties qui correspondent à des moments d’intervention et des moments de la réflexion.

En 2005 et 2006, je suis traducteur pour Médecins du Monde. Je découvre ce terrain. Je suis au contact des personnes sur les bidonvilles, je traduis durant des consultations médicales et c’est une position privilégiée d’observateur.

J’ai alors voulu d’abord revenir à un regard naïf, le regard de l’ethnologue qui tente de ne pas trop juger ce qu’il découvre.

Dans cette première partie, j’ai fait une première tentative de caractériser la situation sans la rendre spécifique. J’ai parlé en terme d’événement pour caractériser la situation : l’imprévu fait qu’on ne sait plus (ou pas encore). Donc on nomme avec ce qu’on sait mal, on nomme avec nos préjugés : des roms et des bidonvilles « en théorie », sans pour autant connaître l’histoire et ce que recèle ces termes.

En ce sens, j’ai commencé par « dé-spécifier » le trouble. On est troublé moins parce que ce sont des roms et un bidonville que parce qu’on ne se repère pas bien dans l’espace et que ça sent mauvais, qu’il y a progressivement de plus en plus de monde ou bien de plus en plus de déchets ; on est troublé par l’usage de la langue, qu’on ne se comprend pas bien ou encore qu’on est troublé par les corps abimés et balafrés ou bien les jeux cruels des enfants dans les poubelles.

Aujourd’hui dans nos villes, on est bien plus habitué à des rues rectilignes, à l’absence d’odeur, à la mise à l’écart des déchets, à la bonne santé et à une bonne alimentation et la prise de risque physique est réservée aux sportifs de haut niveau ou aux explorateurs pour la télé.

C’est le dérangement de ces habitudes et de ces normes qui fabrique dans un premier temps notre rapport aux bidonvilles et aux roms.

C’est selon moi ce qui explique qu’à défaut, on parle spécifiquement des roms et non de l’expérience commune qu’on ne sait pas caractériser.

Ensuite, je rejoins l’Alpil et je suis projeté travailleur social sur le bidonville de la Soie en février 2007. Un gros bidonville de 600 personnes, la Roumanie rentre dans l’UE, un préfet volontaire qui veut bien parler de « citoyens européens ».

C’est dans ce contexte que, dans la deuxième partie, j’ai interrogé la relation des pouvoirs publics à la situation des bidonvilles de roms, notamment au travers de tentatives d’opération de résorption de ces situations, des opérations positives mais aussi des opérations de remise en ordre violentes, d’expulsion, de renvoi au pays, etc. Ces opérations s’appuient sur la caractérisation de la situation.

La période était à ce titre très intéressante à être observée parce qu’elle était caractérisée, à mon sens, par un tâtonnement des pouvoirs publics, on voyait vraiment une certaine nouveauté, se créer aussi quelque chose de très maladroit qui n’a pas réussi, une relation se faire puis se défaire aussi vite.

Début 2007, on parle de citoyens européens, on s’essaie à penser chacun des ménages du bidonville comme demandeur d’aide pour l’intégration. Mais très vite, par l’effet d’un renversement, on demande aux occupants s’ils veulent s’intégrer comme pour les rendre responsables de leur situation. D’autant qu’à la mi-année, le préfet change et juge les résultats de l’opération mauvais, ce qui fait que les occupants « ne veulent pas » de l’aide qu’on leur propose à l’intégration.

La situation était donc caractérisée par l’absence d’intégration de ces occupants. On était dans le commun, sur la question du collectif, et puis rapidement on revient à du spécifique puisque que ces occupants-là ne veulent pas s’intégrer !

Puis après l’échec de cette opération, la situation est caractérisée par une sorte de danger qu’il faut sécuriser, remettre en ordre, avec des dispositifs policiers surdimensionnés.

La puissance public s’essaie avec les OQTF distribuées en masse sans distinction, avec « les retours volontaires », les expulsions aux dispositifs policiers extrêmes.

La puissance publique se cherche une efficacité, espèrent avoir la situation à l’usure, à force d’expulsion. Fin 2007, c’est un moment où il y a peu de familles à Lyon, mais c’est l’illusion de la dispersion des familles dans des coins de la ville encore plus sordides et isolés.

Et puis une caractérisation de la situation qui n’arrive pas à se discuter dans le cadre d’un dispositif pour lutter contre ce qu’on appelle alors « l’habitat précaire » mais on intervient uniquement sur les bidonvilles de roms sans outils parce qu’on ne s’entend pas sur les mécanismes en œuvre sur le terrain, c’est-à-dire l’objectivation de la situation.

Est-ce un dispositif public qui intervient bien sur du commun ? Qu’est-ce que l’habitat précaire et comment assurer sa reconnaissance dans le cadre de ce dispositif ?

Ou bien est-ce qu’on intervient plutôt sur les bidonvilles de roms et pour quoi faire ? Avec quels moyens et pour quels résultats ? Et a qui les bénéfices ? C’est-à-dire la question des « bénéficiaires » ?

Le mécanisme par exemple d’une expulsion qui créé forcément un autre site d’occupation n’est pas entendu.

Je quitte l’Alpil début 2010. L’année 2009 est très dure, et pas seulement pour moi. Plus de dispositif public, un changement de paradigme aussi au niveau du travail de terrain où on essaie de penser chaque ménage comme n’importe quel autre. Parce que oui, à l’Alpil on discute de savoir si l’intervention sur les bidonvilles est spécifique.

En 2010, je me sens plus disponible et je m’autorise au contraire à me rapprocher de gens rencontrés sur les bidonvilles et que j’aime bien. Je vais en Roumanie avec ces personnes, je les visite bientôt chez elles (relogement).

Fin 2010, je participe à la fabrication d’une exposition photographique. Je crois que je participe là à la fabrication d’un « discours » sur cette situation, c’est-à-dire encore une recherche pour la caractériser.

Enfin, dans une troisième et dernière partie, j’ai cette fois réactualisé la question de la spécificité ou du commun de ces situations dans un nouveau contexte pour moi qui est devenu celui de relations plus individuelles, plus personnelles avec certaines des familles que j’avais rencontrées dans des squats et bidonvilles.

Comment cette fois caractériser ce qui n’est ni tout-à-fait commun, ni tout-à-fait spécifique ? Ce qui appartient à l’univers domestique, à la manière qu’ont les familles de se frayer un chemin dans ces situations, à se fabriquer un parcours, à se « débrouiller » comme il est souvent dit ?

Autrement dit encore, comment faire se rencontrer les demandes et l’offre (d’assistance par exemple) ?

La question de la non-envie et du non-recours aux droits et service : le système d’assistance doit être évalué à l’aune des besoins des personnes, le non-recours n’est pas le problème du seul manque d’information du public. Le non-recours interroge le commun et non pas la volonté de certain de faire autrement.

Je crois que c’est à ce point qu’un élément important intervient : dans la sphère privée, on voit les familles, notamment dans le cadre de leur relogement ou bien dans les allers retours entre France et Roumanie, s’adapter et adapter leur environnement et leurs manières de faire, de manière dynamique.

Les familles s’appuient sur leurs réseaux familiaux quant il le faut, apparaissent complètement isolées face à certaines difficultés administratives, font des choix qui pourraient apparaître « irrationnels » si ce n’est justement l’idée que ces choix dénotent d’autres manières de faire.

Je crois que je peux finir sur cette idée. Si on se demande si la situation des bidonvilles de roms est spécifique ou au contraire plutôt commune, si on cherche à caractériser la situation, on doit imaginer la nuance entre le spécifique et ce que je propose d’appeler plutôt « l’adapté ».

Le commun ne peut exister que s’il est adapté à chacun. Le spécifique, au contraire, dénote un rapport de force parce qu’on retire à certain de manière abusive la possibilité du commun.

Je crois m’être risqué, tout au long de se travail, à tester l’hypothèse selon laquelle cette situation n’est pas spécifique aux roms, que l’objet à travailler, à objectiver, ce n’est pas l’objet « rom », la « culture rom », le spécifique, mais au contraire la possibilité du commun, c’est-à-dire du partage du commun.

Je crois que c’est en faisant d’abord correctement le choix de l’objet du travail qu’on peut poser les bonnes questions mais peut-être aussi intervenir correctement : l’objet n’est pas la désignation de certains mais la commune situation ; Je dois dire ensuite ma conviction, que c’est une situation en fait positive, c’est-à-dire productrice elle-même de la solution qui à mon sens se trouve encore une fois non pas dans du spécifique (qui privilégie une forme figée) mais de l’adapté (qui, elle, privilégie du partagé).

Voilà, alors c’est la réflexion que je soumets à vos remarques et à vos jugements et je vous remercie de votre attention.